CHAPITRE X

Hilary avait maintenant l’impression de voyager « depuis toujours » avec les étranges compagnons que le destin lui avait donnés.

Ils continuaient à l’inquiéter. Ils étaient cinq, très différents les uns des autres, tous à la poursuite d’un idéal qui absorbait toutes leurs pensées. Le docteur Barron, par exemple, n’avait qu’une ambition : se retrouver de nouveau dans un laboratoire où il pourrait reprendre ses recherches, avec des ressources illimitées. Qu’espérait-il découvrir ? Elle n’était pas bien sûre qu’il le sût. Un jour, il lui avait parlé d’une bombe, pas plus grosse qu’un flacon de parfum, dont la puissance destructrice serait telle qu’elle suffirait à anéantir un continent.

— Mais, lui avait-elle demandé, cette bombe, vous pourriez la fabriquer vraiment ?

Il l’avait regardée, un peu surpris.

— Certainement, avait-il répondu. Si c’était nécessaire…

Et, sans passion, il avait ajouté :

— Il serait extrêmement intéressant de voir comment les choses se passeraient. Nous avons encore tant à apprendre !

Hilary n’avait pas insisté. Si inhumain que fût le point de vue du savant, elle le comprenait et reconnaissait même qu’il ne manquait pas d’une certaine grandeur. Pour Barron, le sacrifice de quelques millions de vies humaines n’avait pas autrement d’importance. La science seule comptait.

L’attitude hautaine de Helga Needheim éloignait Hilary de la jeune femme. Elle se sentait plus à l’aise avec Peters, qui ne lui déplaisait pas, malgré la flamme inquiétante qui, parfois, s’allumait dans ses prunelles.

— Vous ne tenez pas tellement à construire un monde nouveau, lui avait-elle dit un jour. Mais vous éprouverez une joie intense à détruire celui qui existe !

Il lui avait répondu qu’elle se trompait.

— Du tout ! avait-elle répliqué. Il y a de la haine en vous. Cela se sent. Vous aimez détruire !

Ericsson, lui, l’intriguait. Elle voyait en lui un rêveur, animé par un curieux fanatisme.

— Il nous faut d’abord conquérir le monde, répétait-il volontiers. Ensuite, nous lui imposerons notre loi.

Elle lui avait, un jour, demandé qui ce « nous » représentait.

— Quelques cerveaux, avait-il répondu. Le reste est inexistant.

Hilary considérait tous ses compagnons comme atteints d’une sorte de folie qui les conduisait vers des mirages, différents pour chacun d’eux. Exception faite pour Mrs. Baker, en qui elle ne voyait ni fanatisme, ni haine, ni idéal ; mais une femme sans cœur, sans conscience, devenue l’agent efficace et dévoué d’une grande force inconnue.

Au soir du troisième jour, les voyageurs arrivèrent dans un petit bourg et passèrent la nuit dans une auberge indigène. Hilary apprit de la bouche de Mrs. Baker que, le lendemain, tous reprendraient leurs vêtements européens. Au matin, l’Américaine vint l’éveiller.

— Dépêchez-vous ! Nous partons. L’avion attend.

— L’avion ?

— Mais oui. Nous revenons enfin, Dieu merci, aux modes de transport des gens civilisés !

On trouva l’avion à une heure du bourg, un appareil qui avait dû appartenir à l’armée et le pilote était un Français. On survola une chaîne de montagnes, puis une région que Hilary eût été bien en peine d’identifier. On voyagea ensuite au-dessus des nuages. Au début de l’après-midi, on atterrissait. Le terrain semblait être un aérodrome. Il y avait un vaste bâtiment tout blanc, vers lequel on se dirigea. Deux automobiles attendaient, chacune avec son chauffeur. Il n’y avait aucun fonctionnaire en vue et Hilary en conclut qu’il s’agissait d’un aérodrome privé.

— Notre voyage touche à sa fin, déclara Mrs. Baker d’une voix joyeuse. Nous faisons un brin de toilette, puis en voiture !

Hilary ne cacha pas sa surprise.

— Mais nous n’avons pas passé la mer ?

L’étonnement de la jeune femme parut amuser l’Américaine.

— Où vous imaginiez-vous donc que nous allions ?

— Je ne sais pas trop, mais il me semblait…

Hilary, rouge de confusion, n’en dit pas plus.

— Vous n’êtes pas la première à vous faire de ces illusions, reprit Mrs. Baker avec bonne humeur. On dit bien des sottises à propos du « rideau de fer ». Comme s’il ne pouvait être n’importe où ! C’est l’évidence même, mais on n’y pense pas.

Reçus par deux serviteurs arabes, les voyageurs firent leur toilette, puis prirent une légère collation : du café, des sandwiches, des biscuits.

Mrs. Baker consulta sa montre.

— Là-dessus, annonça-t-elle, je vous quitte !

— Vous retournez au Maroc ? demanda Hilary, un peu étonnée.

L’Américaine sourit.

— Vous oubliez, ma chère, que j’ai péri carbonisée dans un accident d’avion. Non, je vais ailleurs.

— Mais, où que vous alliez, vous risquez d’être reconnue, par des gens qui vous auront rencontrée à Casa, à Fez ou ailleurs !

— Ils se tromperaient, voilà tout ! répondit Mrs. Baker. Mon passeport le leur prouvera, si besoin est. Il leur démontrera que c’est ma sœur, une Mrs. Calvin Baker, à laquelle je ressemblais beaucoup, qui est morte dans l’accident en question. D’ailleurs, pour les gens que l’on rencontre dans les hôtels, il n’y a rien qui ressemble plus à une Américaine en voyage qu’une autre Américaine en voyage.

Hilary dut s’avouer que Mrs. Baker avait raison. Le personnage de Mrs. Baker était admirablement composé. Son signalement eût convenu à quantité de ses compatriotes. On cherchait vainement en elle quelque chose qui donnât une indication sur sa véritable personnalité. Qui était-elle vraiment ? Impossible de le deviner. Comme les deux femmes étaient un peu à l’écart des autres voyageurs, Hilary ne put s’empêcher de faire remarquer à l’Américaine qu’elle ne connaissait rien d’elle.

— Qu’est-ce que ça fait ? demanda Mrs. Baker.

— Rien, bien sûr, mais c’est drôle ! Nous avons voyagé côte à côte et je ne sais rien de vous. Rien de ce que vous pensez, rien de ce que vous aimez ou n’aimez pas, rien de ce qui vous intéresse… Enfin, rien !

Mrs. Baker sourit.

— Vous aimez comprendre, dit-elle. À votre place, c’est une tendance que je ne cultiverais pas.

— Songez que je ne sais même pas de quelle région des États-Unis vous êtes !

— Quelle importance cela a-t-il ? D’autant plus que j’ai renoncé à mon pays et que j’ai d’excellentes raisons de n’y pas retourner. J’ai un compte à régler avec lui et je serai toujours ravie de lui nuire.

Le visage de l’Américaine avait pris une expression haineuse et la voix s’était faite âpre et dure. Mrs. Baker retrouva son amabilité ordinaire pour dire à Hilary un dernier au revoir.

— Et dire, murmura la jeune Anglaise, que je ne sais même pas où je suis !

— Sur ce point-là, dit Mrs. Baker, il n’y a plus rien à vous cacher. Vous êtes dans un coin perdu du Haut-Atlas. Comme précision, c’est suffisant…

Mrs. Baker alla prendre congé des autres voyageurs, puis, après les avoir une dernière fois salués joyeusement de la main, elle sortit. Hilary sentit au cœur comme un petit pincement. Le moment ne tarderait plus où elle serait définitivement coupée du monde. Debout à côté d’elle, Peters sembla deviner ce qu’elle éprouvait.

— Le voyage sans retour, dit-il à mi-voix, c’est le nôtre !

— Vous regrettez ? demanda le Dr Barron, s’adressant, lui aussi, à Hilary. Vous sentez-vous assez forte pour continuer, madame, ou avez-vous envie de courir derrière votre amie américaine, pour prendre l’avion avec elle et rallier ce monde que vous avez quitté ?

— Si je le voulais, serait-ce encore possible ?

Le Français haussa les épaules.

— Je me le demande.

— Vous voulez que je la rappelle ?

C’était Andy Peters qui posait la question.

— Bien sûr que non ! répondit Hilary d’un ton sec.

— Nous n’avons que faire de femmelettes ! déclara dédaigneusement Helga Needheim.

— Ce n’est pas parce qu’on s’interroge qu’on est une femmelette, répliqua le Dr Barron, sans hausser la voix. Réfléchir est le fait de toute femme intelligente.

Il avait appuyé sur le dernier mot, mais Helga savait ce qu’elle valait et elle méprisait les Français. L’insinuation ne pouvait la toucher.

— Quand on a enfin trouvé la liberté, dit Ericsson, est-il possible qu’on envisage de retourner en arrière ?

— Si l’on ne peut pas retourner en arrière, si l’on n’a pas le droit de choisir, peut-on parler de liberté ?

La question de Hilary resta sans réponse. Un serviteur arabe était venu prévenir les voyageurs que l’heure du départ était arrivée. Ils s’installèrent dans les Cadillac. Hilary, en cours de route, échangea quelques mots avec le chauffeur auprès duquel elle était assise. C’était un Français, heureux de parler avec quelqu’un qui s’exprimait assez bien dans sa langue.

— C’est encore loin ? finit-elle par lui demander.

— L’hôpital ? répondit-il. Non. Deux heures de route, pas plus.

— L’hôpital ? Le mot surprit Hilary de façon assez désagréable. Elle avait bien remarqué que Helga Needheim s’était habillée en infirmière, mais elle n’avait tiré, de ce menu fait, aucune conclusion.

— Parlez-moi de l’hôpital ! dit-elle.

— C’est une merveille, madame ! L’équipement le plus moderne du monde. Il vient des médecins de partout et ils repartent enthousiasmés par ce qu’ils ont vu ! Ce qu’on fait là pour l’humanité, madame, c’est tout simplement prodigieux !

— Vraiment ?

— Pensez que ces pauvres gens, autrefois, on les envoyait mourir dans une île ! Nous, avec le nouveau traitement du docteur Kolini, nous les sauvons presque tous. Même quand la maladie est très avancée…

— Mais, installer un hôpital en plein désert…

— Il n’était guère possible de faire autrement. Ailleurs, les autorités auraient refusé les autorisations. Du reste, ici, l’air est excellent.

La route avait quitté la plaine pour escalader les premiers contreforts d’une chaîne de montagnes. Du doigt, le chauffeur montra à Hilary un immense bâtiment tout blanc, adossé à une colline.

— Voilà l’hôpital ! dit-il. Une construction comme celle-là dans un endroit comme celui-ci, vous vous rendez compte de ce que ça représente ? Heureusement que les grands philanthropes ne sont pas aussi regardants que les gouvernements ! Il fallait des millions et des millions ! On les a dépensés, sans chipoter. Le patron, bien sûr, est un des hommes les plus riches du monde, mais il peut se vanter d’avoir fait quelque chose pour l’humanité !

L’auto roula encore quelques instants, puis s’immobilisa devant la grille d’une énorme porte de fer.

— Vous descendez ici, madame, dit le chauffeur. La voiture ne va pas plus loin. Le garage est à un kilomètre d’ici.

Les voyageurs descendirent. Les portes, déjà, s’ouvraient lentement. Un noir, vêtu d’une longue robe blanche, s’inclina devant les arrivants et, avec un sourire, les invita à entrer. Ils obéirent. La grille franchie, Hilary tourna la tête à droite. Elle aperçut, derrière une barrière de fil de fer barbelé, une vaste cour dans laquelle des hommes allaient et venaient. Elle vit quelques visages et elle pâlit, horrifiée.

Ces hommes étaient des lépreux !

 

Destination inconnue
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